Martine

9 Jan 2014 | Portraits | 0 commentaires

Suite à une discussion sur le thème des nounous, voici un petit interlude dans un univers très éloigné de Pompadour, autant que des bars à cocktails : Martine, la nounou de mes filles. Mères inquiètes, cette fiche n’est pas pour vous, car l’histoire est plutôt flippante.

A la naissance de Noémie, on a trouvé une maison agréable, pas très loin du bois, à Fontenay sous Bois.

Anne venait d’accoucher lorsqu’on a emménagé. L’une de ses premières préoccupations a été de trouver une nounou pour garder Noémie toute la journée, et aller chercher Victoria après l’école. Rapidement, elle est tombée sur Martine.

Une dame d’une cinquantaine d’années, jamais mariée, sans enfants. A cause de problèmes de santé (un dos fragile) qui la rendaient fragile, elle avait choisi de garder des enfants, qu’elle adorait et qui lui permettaient de se rendre utile sans les contraintes de posture d’une vie de bureau. Fille de militaire, bonne éducation, imparfait du subjonctif, cultivée. Malgré son dos, elle acceptait de faire le ménage, ce qui lui paraissait jouable, compte-tenu du fait qu’elle allait passer ses journées chez nous.

Martine lisait des histoires aux filles. Elle les emmenait se promener dans les bois, leur préparait des plats frais.

Lorsqu’on rentrait le soir, elle restait toujours un petit moment à discuter, à nous raconter ses week-ends en Bretagne ou à Val d’Isère, où elle allait souvent retrouver son père, retraité. Elle nous parlait de ses concerts, sa passion pour la littérature, l’opéra, la beauté de la chapelle Sixtine, les voyages qu’elle faisait pendant les vacances un peu partout, toujours avec son père.

Je me souviens d’un soir où je suis arrivé en retard alors qu’elle avait des places pour Pavarotti à Bercy. Le seul soir où je l’ai vue partir en courant de la maison.

Nous avons passé trois années (quatre ?) avec la meilleure nounou de la planète. Au bout d’un moment, nous la partagions avec une famille voisine, les Olla, dont les enfants Antoine et Elsa étaient dans la même école que nos filles. On s’entendait très bien avec les parents, Marc et Marylin.

Bref, le bonheur.

Puis nous nous sommes séparés (mais ceci est une autre histoire). Nous avons vendu la maison. Nous avons licencié Martine. Indemnités, cadeau, remerciements, prime, promesse de se revoir, petites larmes. Les filles qui lui font un dernier bisou.

Quelques semaines plus tard, coup de fil de Marylin Olla : Martine avait été retrouvée morte dans son appartement. Comme elle ne donnait plus de signe de vie au retour des vacances, Marc était alls sonner chez elle, et là surprise : un appartement vide, avec une table une chaise et un lit, Martine sur le lit, pas un livre, pas un élément de déco, pas un disque, les volets fermés.

Et surtout le récit du concierge : Martine ne sortait jamais. Ni le soir, ni le week-end, ni pendant les vacances. Elle restait enfermée chez elle, on ne l’avait jamais vue avec personne, elle n’avait jamais adressé une parole au moindre voisin. Elle ne payait pas ses loyers.

Puis Marc a essayé de retrouver la famille de Martine, pour la prévenir : il a retrouvé un frère, qui lui a dit qu’ils n’avaient plus de nouvelles d’elle depuis des années. Elle n’avait pas vu son père depuis très longtemps. Disparu de la circulation.

Petit à petit, on a reconstitué le puzzle et on est arrivés à l’évidence : en dehors des heures passées avec nos enfants, Martine n’avait pas de vie. Elle restait enfermée chez elle devant la télé, c’est à peine si elle s’alimentait. Elle ne voyait personne, n’allait à aucun concert, aucun week-end, ne faisait aucun voyage. Elle n’avait jamais vu Pavarotti. Rien.

Tout ce qu’elle nous a raconté, pendant toutes ces années, n’avait jamais existé que dans son imagination et dans la notre.

Martine a été enterrée quelques jours plus tard dans une fosse commune du cimetière de Fontenay. Nous étions une demi-douzaine à l’enterrement: les Olla, nous et une ou deux autres personnes, mais pas de sa famille, ni des amis. Son propriétaire, qui se retrouvait avec un appartement pourri sur les bras, une table et un lit dont il ne savait pas s’il avait le droit de les jeter.

Nous, on se sentait un peu responsables de cette mort solitaire, survenue juste après que nous ayons licencié Martine. Et aussi un peu trahis d’avoir confié nos filles à « une personne qui n’existait pas ». Un sentiment mélangé et très inconfortable.

Une semaine plus tard, on a emmené les filles fleurir la tombe de Martine.

Ce n’est que des années après que Victoria et Noémie ont commencé à en reparler, pour nous dire que Martine les brimait, les humiliait, les critiquait à longueur de journée, qu’elle les terrorisait. Petit à petit une forme de haine rentrée s’est mise à ressortir.

Le plus angoissant, c’est que pendant toutes ces années, on a pensé que nos filles adoraient Martine. Le plus angoissant c’est que, encore aujourd’hui, quand j’y repense, je ne vois pas le moindre indice qui aurait pu me faire douter de la véracité des récits de Martine.