Le petit cordonnier

6 Fév 2014 | Portraits | 0 commentaires

De tous les personnages de mon enfance à Pompadour, le petit cordonnier est peut-être celui dont la fiche sera la plus difficile à rédiger.

Comment décrire sa minuscule boutique, dans la rue qui va de l’école communale à la place du vieux lavoir ? Comment décrire l’odeur de cuir et de cirage ? Comment décrire la bouille ronde du petit cordonnier ? Son accent, son timbre de voix velouté ? Comment décrire sa vieille assistante toujours habillée en noir, avec ses poils sur le menton ? Comment retrouver la saveur des petites blagues qu’il lui envoyait alors que sans sa voix, sans cette odeur, sans le cadre de la minuscule boutique, ces petites blagues seraient sans saveur ?

Comment décrire sa clientèle, aux trois quarts féminine ? L’attente interminable chez le petit cordonnier, les heures d’attente passées à l’écouter parler, flatter les femmes (toutes belles), complimenter les maris (de la plus belle des femmes), des heures d’attente car sa boutique ne désemplissait pas.

Le petit cordonnier avait une minuscule boutique mais on aurait dit qu’il avait des stocks infinis de chaussures. Il y avait des boites partout : devant, derrière, dessus, derrière celle du dessus, devant celles du dessous…

Ouvrir une boite était une cérémonie : d’abord, monter sur un tabouret, fouiller, trouver la boite. Faire une remarque sur ses vieux os qui n’étaient « plus faits pour grimper sur un tabouret, mais que ne ferais-je pas pour une belle jeune fille comme vous ? Ca me perdra. D’ailleurs c’est bien pour ça que je ne me suis jamais marié, j’aime trop mes clientes ».

Ensuite, décrire le contenu de la boite, tout en l’ouvrant délicatement. « Ca ne va peut-être pas vous plaire, mais si ça n’est pas le cas, ça va nous aider à trouver ce qu’il vous faut ».

Puis les commentaires. La discussion. Sur le style, la qualité, à quel point le modèle sied à la cliente.

Puis le débat : demander l’avis des autres clients.

Puis trouver une nouvelle boite. « Je crois que j’ai une idée. Ne bougez pas ».

Puis le tabouret, la blague du tabouret, la description, l’ouverture, la description, les commentaires.

Jusqu’à ce que la cliente reparte avec les chaussures de ses rêves. On ne repartait pas de chez le petit cordonnier sans les chaussures de ses rêves. Même si elles ne ressemblaient pas du tout à ce qu’on était venu acheter.

Jusqu’à la mort du petit cordonnier, je suis allé chez lui. Lorsqu’il m’arrivait d’acheter des chaussures ailleurs, j’avais la sensation de faire un achat de moindre qualité.

La dernière fois que j’ai vu le petit cordonnier, c’est hors de sa boutique. Pour la première fois de ma vie je le voyais sans sa blouse grise et hors de son univers. Il était en train de prendre un verre chez madame Planade que je venais saluer. Il était déjà à la retraite. Il s’était marié. Il avait un peu bu, il n’était pas saoul mais un peu pompette. Il semblait très heureux, je me suis dit qu’il avait vraiment mérité de profiter de la vie, après ces années passées dans sa petite boutique.

J’ai appris sa mort peu après.

J’aimerais savoir écrire une belle fiche sur le petit cordonnier, à la hauteur du souvenir qu’il éveille en moi.