L’homme à la faux
(anonymisé à la demande de la famille)
Monsieur X est un personnage qui m’a toujours fasciné. Son métier était de faucher.
Dans ce village où j’allais souvent en vacances lorsque j’étais tout gamin, c’est lui qui venait couper l’herbe.
C’était à chaque fois un moment important, car lorsque l’herbe était haute, je passais des heures à m’y faire des cabanes, des cachettes, des chemins.
Ma mère me raconte parfois que lorsque l’herbe était haute, j’allais y lire et elle ne me voyait pas, mais elle savait où j’étais parce que la tête de la chèvre dépassait. Il paraît que je lisais des bandes dessinées à la chèvre qui ne me quittait jamais d’une semelle lorsque j’étais dehors. Ma mère dit que la chèvre m’écoutait attentivement.
En revanche, lorsque l’herbe était fauchée, je jouais au ballon, je faisais du vélo. L’intervention de monsieur X déterminait l’alternance de mes jeux.
Lorsqu’il n’était pas dans notre jardin, on le trouvait dans le village, en train de faucher le pré ou le jardin de quelqu’un d’autre.
Il arrivait le matin. Il avait un Solex il me semble. Il portait toujours sa salopette bleue de travail, avec un maillot de corps et son béret. Un grand homme maigre à la peau brunie par le soleil, aux muscles secs, taciturne mais pas sombre.
Il arrivait, sortait de sa poche la pierre à aiguiser, et une fois sa lame suffisamment affûtée, se mettait au travail. Des gestes lents et réguliers, efficaces. Je passais des heures à le regarder faucher, assis dans l’herbe à un ou deux mètres de lui. Souvent je n’étais pas le seul enfant à assister au spectacle. Lorsque l’un d’entre eux s’approchait trop près de lui, il s’interrompait et attendait que le danger soit écarté avant de reprendre son travail.
Il pouvait faucher en une journée des surfaces impressionnantes. Décourageantes. Des surfaces infinies à mes yeux d’enfant (mon jardin, mon univers, lui prenait deux jours seulement).
Monsieur X a dû faucher des milliers d’hectares dans sa vie, répéter des millions de fois le même geste. A force de l’avoir regardé, je pense qu’aujourd’hui, si on me donnait une faux, je saurai m’en servir honorablement.
Parfois, il faisait une pause. Un peu appuyé sur sa faux, il sortait une blague à tabac et se roulait une cigarette, buvait une gorgée d’eau dans sa gourde (de l’eau ? Je ne sais pas). Puis il se remettait à faucher, la cigarette au bec.
Il ne parlait pas beaucoup et il était intimidant mais bienveillant. Il ne se serait pas arrêté de faucher pour dire bonjour lorsque j’arrivais, Mais il répondait à mes questions, lorsque je lui en posais. Sans s’arrêter de faucher.
Je ne serais pas capable de citer beaucoup de personnes croisées dans ma vie qui aient autant de noblesse naturelle et de classe que monsieur X-dont-je-n-ai-pas-le-droit-de-dire-le-nom.