Aimé et Georgette Bardolle

25 Jan 2014 | Portraits | 1 commentaire

J’adorais aller chez les Bardolle. Ils vivaient dans une immense maison  blanche surplombant les environs, à laquelle on accédait par une route superbe, qui ne menait nulle part ailleurs que chez eux. Il fallait franchir un passage à niveau, un pont au dessus du ruisseau, puis monter la route sinueuse vers le groupe de bâtiments qui constituait la ferme Bardolle.

Aimé était (à mes yeux) un colosse, gros, chauve, parlant fort. Une sorte d’ogre jovial. Georgette était une petite femme brune à l’humour fin, en apparence l’inverse d’Aimé. Je ne comprenais pas comment ce type pouvait s’appeler Aimé. D’ailleurs je pensais que c’était un surnom; il m’a fallu des années pour réaliser que ça pouvait être un prénom.

J’étais fasciné par plein de choses chez les Bardolle : la taille de leur maison où j’avais l’impression de pouvoir me perdre, l’énorme peau de tigre qui servait de tapis dans l’une des pièces du premier étage où j’allais jouer parfois (au lieu de jouer je restais fasciné par la tête du tigre et cette gueule ouverte). J’étais également impressionné par l’armoire vitrée dans laquelle Aimé conservait ses fusils de chasse. Par l’immense table de cuisine où on dînait, par le carrelage noir et blanc du hall, par de nombreux objets insolites, dont je ne comprenais pas la destination.

Parfois, lorsqu’on leur rendait visite, il y avait Maria, leur fille, un peu plus âgée que moi. Et également leur fils, Xavier, qui avait une dizaine d’années de plus que moi. On allait jouer parmi les moutons (Aimé était éleveur de moutons); on allait se baigner dans la cascade près du pont, dans la rivière en bas de la colline.

C’est Xavier qui m’a le premier emmené sur une moto. Il m’a appris qu’on devait se pencher dans le sens du virage et non l’inverse, et qu’on ne risquait pas de tomber.

Un soir où ils dinaient chez les Bardolle, je suis allé me coucher sur le canapé du bureau. Mes parents ont oublié de me reprendre, et j’ai manqué l’école le lendemain matin, qui était un samedi. Je me souviens que j’étais un peu scandalisé (d’avoir été oublié) et très amusé par la situation. Au lieu d’aller à l’école j’ai passé la matinée à jouer aux cartes avec Georgette. Je portais mon déguisement de Zorro, qui à l’époque ne me quittait jamais.

Aimé est resté dans ma mémoire pour une autre chose, son explication de la « louche corrézienne », une main aux fesses enrichie d’un doigt qui, racontée par tout autre que lui, aurait été d’une vulgarité infinie mais qu’il arrivait à présenter comme le compliment ultime qu’on puisse faire à une femme. Même ma mère en riait, ce qui est une garantie absolue de la qualité de l’effet.

Je sais que mes parents sont longtemps restés en contact avec les Bardolle, j’ai appris des années après le décès d’Aimé, je sais que ma mère, même si elle n’allait plus à Pompadour après son divorce, avait régulièrement Georgette au téléphone.

Mais je ne suis plus allé chez eux, depuis le moment où j’ai vécu à Paris environ. Le souvenir précis de leur maison repose sur une période qui ne doit pas dépasser mes 10-12 ans. La seule que j’ai revue par la suite, c’est Maria, car elle venait monter à l’entraînement, lorsque moi aussi je faisais du cheval chaque matin pendant les vacances, avec le père Etchebest.

Un peu avant d’arriver à Lubersac, lorsqu’on vient de Limoges en micheline, on peut aperçevoir la maison des Bardolle. Je ne sais jamais où regarder, et la plupart du temps je ne parviens pas à retrouver l’endroit. Parfois je me demande même si cette vision de la maison Bardolle depuis la micheline n’est pas un rêve.