Je n’arrive pas à savoir si Nicolas est arrivé à Stan en même temps que moi en CM2, ou bien si je l’ai rencontré en 6ème.
Il venait de Varsovie, où ses parents avaient travaillé à l’ambassade. On est devenus amis assez progressivement, je ne sais plus très bien comment. Sans doute en jouant au foot, ou bien aux osselets (grosse mode à une époque), ou bien au Quem’s, ou encore aux tarots, ou au ping-pong. Probablement un peu de tout ça.
Toujours est-il qu’on a fini par passer nos mercredis après-midi ensemble, et souvent le week-end. On allait souvent jouer au ping-pong dans un petit club qui se trouvait près de la prison de la Santé. Un petit jardin parisien, avec un mini-golf, un court de tennis et quelques tables de ping-pong, qu’une dame très gentille louait pour pas cher.
On y passait des journées. A faire des parties acharnées. Et quand il faisait beau (et qu’on avait de l’argent), des parties de tennis. Et lorsqu’on ne pouvait pas, on restait chez lui. On jouait aux échecs, on inventait des jeux. Et parfois même on faisait nos devoirs.
Parce que, en plus d’être un type avec qui on riait beaucoup, Deschamps avait quelque chose de fascinant : avec lui, tout était intéressant. Faire ses devoirs avec lui devenait un jeu. Il était premier de la classe, certes, mais pas parce qu’il se sentait obligé de travailler. Non : parce que ça l’intéressait. Il lisait un énoncé de problème de maths comme une règle du jeu, avec curiosité et gourmandise, se demandant quel type de plaisir il allait en tirer.
Je pourrais remplir un blog rien qu’avec mes souvenirs avec Deschamps (oui, on s’appelle par le nom de famille, à l’école. Je l’appelais Nico, mais quand je parlais de lui à d’autres amis, c’était Deschamps).
Je me souviens de vacances au ski, à Vars, où ses parents m’ont emmené. On a passé une semaine ensemble; avec son frère, ses parents et son grand-père. Au cours de ces vacances, ils m’ont demandé, puisqu’on était en vacances, de les tutoyer. Or, Nicolas et son frère (Antoine) vouvoyaient leur grand-père. Je me retrouvais donc à tutoyer le grand-père que ses petits-enfants vouvoyaient. On se levait à l’aube, on allait faire de la luge en attendant que tout le monde soit prêt, puis on skiait toute la journée, et dès notre retour on repartait faire de la luge, jusqu’après la nuit. Il y avait un grand champ de luge juste en face de notre appartement. C’était une semaine de frénésie de neige. Et en même temps l’occasion de découvrir cette famille vraiment charmante et étonnante. Il est également venu plusieurs fois en vacances chez moi, à Pompadour.
Je me souviens aussi d’un jour où, bien plus tard. On a pris un verre, rue Soufflot, alors que j’étais à l’Université et lui en Maths Sup à Louis le Grand. Il était super étonné parce qu’il n’était pas premier : il était second de sa classe.
La dernière fois que j’ai vu Deschamps, c’est à mon mariage. Je ne l’avais pas vu depuis des années, je ne sais même plus comment j’ai retrouvé ses coordonnées, j’ai eu l’heureuse surprise qu’il vienne. Il était marié, il travaillait alors à l’organisation des jeux olympiques d’Albertville. Parce que Deschamps, le ski, c’était comme tout ce qu’il faisait : avec passion. Il avait donc fait son armée chez les chasseurs alpins, avant de plonger dans Albertville.
Mais le moment le plus frappant, celui qui m’est revenu à l’esprit lorsque je me suis mis à rédiger la fiche, est un voyage en métro avec Deschamps.
On avait pour projet de faire de l’électronique. Notre première réalisation : un métronome. Pour le réaliser, il nous fallait du matériel, quelques résistances et transistors, une plaque d’epoxy, un rhéostat… Bref, des emplettes. Après avoir comparé tous les catalogues, on a déterminé que le magasin le moins cher de Paris devait de trouver rue de Budapest, juste à côté de la gare Saint-Lazare. On a réuni l’argent, et on a commencé à calculer (avec Deschamps, on calculait souvent). Le problème : il devait être rentré chez lui à 18 heures; combien de temps allait-on pouvoir jouer au ping-pong pour pouvoir aller rue de Budapest et être revenus à temps ? On a calculé le temps de trajet, le temps de marche, une marge pour trouver les trucs dans le magasin. Puis on est partis. On regardait nos montres toutes les 5 minutes, pour vérifier qu’on était dans les temps. C’était l’hiver et il commençait à faire nuit. Saint-Lazare, trouver la bonne sortie, arriver rue de Budapest. Et là, grosse surprise : une rue pleine de monde, de sex-shops et de prostituées. L’imprévu total. On devait avoir 14 ans, on n’avait pas du tout l’habitude des quartiers de gare. Je crois qu’en voyant ce décor de film, on était à la fois ennuyés (si nos parents avaient su, etc…), curieux (parce que quand même c’était intriguant), mais surtout conscients qu’il ne fallait pas déconner : on avait un emploi du temps serré, ça n’était pas le moment de reculer. Alors après seulement quelques secondes d’hésitation, on a marché à travers la foule sans regarder à droite ni à gauche, on a trouvé la boutique, on a fait nos achats, on est repartis, on est arrivés chez lui juste à l’heure. Comme prévu. Comme si de rien n’était.
Le décor de rue de perdition de la rue de Budapest m’a suivi pendant des années. Elle a bien changé, mais à chaque fois que j’y suis repassé ( et c’est arrivé souvent, car ma femme y a travaillé, Richard Carlier y vivait et il y vit peut-être encore, et j’aime bien prendre un café au bistrot qui se trouve sur la place en haut de la rue), à chaque fois que j’y suis repassé, j’ai repensé à notre expédition électronique.
Je me demande souvent ce que Nicolas Deschamps est devenu, je ne parviens pas à retrouver sa trace. Il vivait 1, square Delambre. Lorsque j’ai vécu avec Aude le Tannou, son appartement, rue Delambre, donnait sur la porte d’entrée de chez les Deschamps. J’ai passé des heures à regarder dans la rue, espérant sans trop y croire apercevoir Nicolas, ou bien ses parents.